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Le Quantified Self, moi numérique de demain ?

Publié le26-10-2015

Depuis quelques années, avec l’explosion des data, on entend parler de « Quantified Self », littéralement le « moi quantifié ». De quoi s’agit-il exactement, et en quoi cette pratique améliorera-t-elle ou pas notre vie demain ? Pierre Guyot a écrit avec Camille Gicquel « Quantified Self »¹. Il nous explique que l’enjeu de cette nouvelle pratique issue de la révolution numérique peut être porteuse d’émancipation.


Génération Care
: Qu’est-ce que le Quantified Self et en quoi va-t-il modifier notre vie quotidienne ?

En quoi ses adeptes sont-ils les « apprentis sorciers du moi connecté » ?

Pierre Guyot : Le Quantified Self est le fait de collecter et d’analyser soi-même des données concernant son corps, sa santé ou ses comportements. Ces pratiques se développent en prenant pour support des applications smartphones et les technologies dites « wearables », telles que les bracelets connectés. Au quotidien, il devient facile pour quiconque, à la seule condition qu’il s’équipe de ces technologies, d’avoir des données précises le concernant, sur un grand nombre de ses activités, du sommeil à l’alimentation, de l’activité sportive à ses habitudes de déplacement. L’idée est en tous les cas de rationaliser un comportement, et d’aboutir à un « meilleur moi ». Souvent, la démarche même de mesurer est plus importante que la mesure en soi…

Le Quantified Self, même s’il se démocratise, demeure une pratique naissante et marginale. Et, comme souvent avec les nouveaux usages liés au numérique, la pratique précède la raison : le marketing précède le droit et les discours d’accompagnement. Un risque est de voir se développer la mesure à tout-va de données n’apportant aucun sens, ni aucune utilité aux utilisateurs. Un autre risque, plus général, est lié à l’utilisation qui est faite des données personnelles et de santé. Le Quantified Self est précurseur de l’ère du « moi connecté« , d’un moi en permanence mesuré, « tracké » et analysé, grâce à un ensemble de capteurs situés non seulement dans son propre smartphone, mais également dans celui de son voisin ou dans les objets du monde physique qui l’entoure.


G. C.
: Quels sont les principaux enjeux liés aux nouvelles pratiques de mesure, connaissance, et « gestion de soi » ?

P. G. : Le QS peut au premier regard s’assimiler à une industrie implacable du développement personnel, prônant un narcissisme fou. Il se trouve qu’historiquement, le développement du QS s’est fait au sein de communautés d’utilisateurs très réflexifs sur la finalité de leurs usages et sur les méthodes. Il est possible de rechercher à améliorer une aptitude, à rationaliser un soin, à optimiser une mauvaise habitude, sans être un accro du smartphone et un angoissé de la donnée. Mais le « prêt-à-quantifier », sans véritable but de mesure ni de gestion de soi, est un écueil. Et il faut savoir si son outil de mesure est le mieux adapté, et s’il mesure bien.

La question des données personnelles est cruciale pour que le développement de nouveaux services autour des données se fasse dans le sens de la promesse initiale du QS : pour l’individu.
Facebook et les assureurs par exemple ne devraient avoir accès aux données personnelles que si l’utilisateur leur en donne le droit, et que s’il comprend pourquoi il le fait. La loi française aujourd’hui ne définit pas (mais elle devrait le faire bientôt) ce qu’est une donnée de santé et ne dit pas non plus qui peut y avoir accès ; elle n’assure pas l’anonymisation de ces données et ne prémunit pas des risques de « ré-identification » de données qui auraient été anonymisées.

 

G. C. : Peut-on vraiment se connaître mieux par les nombres ? Le moi est-il vraiment quantifiable ?

P. G. : La quantification n’est pas la mesure mais la prise de conscience de l’objet de la mesure. Se mesurer est déjà en soi un vecteur possible de changement comportemental. Le QS est moins une affaire de nombres que de sens. Le chiffre seul, brut, n’apporte rien, et se fixer un cap de 10.000 pas par jour, comme le proposent plusieurs applications à succès, sert davantage à impulser un changement de comportement qu’à se connaître.

Il est toutefois possible de considérer que la manière dont nous nous comportons et notre santé peuvent être caractérisés par des données statistiques, qui peuvent révéler des tendances et permettre de mieux nous connaître. Ainsi, collecter tous les jours ses déplacements peut permettre à un Parisien de se rendre compte qu’il va toujours dans les mêmes quartiers…
Collecter la bonne donnée, au bon moment, est toutefois une promesse qu’une application pré-installée sur un smartphone aura du mal à remplir. Bien se mesurer est complexe, c’est une démarche réflexive…


G. C.
: Aujourd’hui se développe une « idéologie du bien vieillir », qu’on critique parfois pour être une injonction. De la même façon, le QS risque-t-il d’être une injonction à  » vivre dans la bonne mesure  » ?

P. G. : Le QS vise la connaissance de soi en vue de l’optimisation de soi. Cet objectif est un peu effrayant, car il fait appel dans notre imaginaire à une rationalisation froide, mécanique, à base de nombres, d’algorithmes et de tableaux de bord. Mais il est avant tout, on le voit dans les domaines du QS qui sont le plus popularisés (le bien-être et le sport), une pratique relativement classique, même renouvelée dans ses outils, de développement personnel. Le QS s’inscrit bien sûr dans une certaine idéologie du mieux-être.

Mais aujourd’hui, les applications grand public ne remplissent pas leurs promesses : les taux d’abandon sont très élevés, car l’utilité, la « bonne donnée », n’est pas au rendez-vous. Lorsqu’un coach numérique personnalisé sera en mesure de vous guider en temps réel dans vos comportements, en s’appuyant sur des données que vous ne pourrez même pas constater, on pourra parler d’une idéologie structurante du « meilleur soi possible ».


G. C.
: En quoi le QS peut-il être « rassurant » ?

Est-ce à la condition, comme vous le dites, de devenir entrepreneur de ses données ?

P. G. : Là où le QS est le plus utile, aujourd’hui, c’est au sein de groupes, avec des communautés de patients en ligne, ou de personnes poursuivant les mêmes objectifs, qui peuvent échanger sur leurs mesures et leurs évolutions. Là où il est le plus rassurant, c’est lorsqu’il crée du sens, permet de mettre à jour des correspondances cachées entre nos comportements, ou avec notre environnement, etc. Là où il est le plus dangereux, c’est lorsqu’il s’impose, à tous, sans but et sans prévenir : lorsque l’on est obligé de se mesurer pour ne pas paraître suspect, lorsque l’on ne sait même pas que nous nous mesurons, lorsque nous consentons à un service en ligne sans vraiment le savoir, ni sans se rendre compte de l’implication de ce consentement… Lorsque nous sommes obligés de gérer nos données comme un chef d’entreprise alors que l’on n’a rien demandé !

 

Propos recueillis par Sandrine Goldschmidt

 

¹ « Quantified Self, les apprentis sorciers du moi connecté », Camille Gicquel, Pierre Guyot, FYP éditions, 15,90 euros TTC.

Tags : Innovations, Santé : prévenir la fragilité