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Les anges gardiens de Madame Séchan

Publié le12-05-2015

Une autre se serait méfiée. Une autre aurait probablement refusé de me recevoir, ce ne fut pas le cas de Madame Séchan. Devant la porte grande ouverte de son appartement, Solange m’attendait, vêtue d’un  tailleur bleu myosotis de la couleur de ses yeux avec, à son cou, un foulard léopard assorti à ses chaussons. Sur son visage, des rides comme des dédicaces. Solange est vieille. Très vieille. Mais Solange est belle et elle le sera toujours parce qu’elle aime vivre.

« Vous savez que je bois un whisky et que  je fume une cigarette  par jour ? ». Oui je le sais, c’est son médecin, le docteur Dominique Laouenan, qui me l’a dit, impressionné par l’enthousiasme de cette dame de 93 ans, à inscrire le mot plaisir sur les post-it de son quotidien. Et les rendez-vous sont nombreux. Cela commence par le plaisir de la toilette matinale, les appels téléphoniques, quelques courses en compagnie de l’aide-ménagère, acheter des revues de mode ; l’après-midi, ce sont les  visites de ses enfants, et  le soir, les retrouvailles avec Jeanne pour « l’apéro ».

Jeanne est une petite jeune de  dix  ans de moins qu’elle. Tous les soirs, les deux copines dînent ensemble en écoutant les informations, «  histoire de savoir à quelle sauce on va être mangé », ajoute Solange en riant mais avec sérieux. Avant, elle lisait beaucoup mais sa vue a baissé, alors en attendant de se servir peut-être d’une liseuse électronique, elle regarde la télé : « il n’y a pas grand-chose à voir mais en cherchant, on trouve toujours une émission». Voilà, Solange chasse les trouvailles que le présent réserve, s’arrange avec tout et avec tout le monde.

Elle qui s’est toujours occupée de TOUT ne fait plus RIEN. Désormais on  prend soin d’elle ! Et elle adore cela. Un luxe pour cette femme, veuve depuis peu, mère de six enfants, qui a vécu  la guerre, les privations. La vie n’est pas tendre, avec personne, mais «comme mourir ne l’est pas non plus », Solange a pris le parti de vieillir au mieux, avec bienveillance et tendresse pour elle-même et pour les autres, sans avoir forcément besoin d’être utile pour se sentir exister. « Les enfants viennent le dimanche, ils font tout, ils s’occupent de tout, je ne mets même pas la table, je n’ai rien d’autre à faire qu’à les surveiller ».

Solange ne contrôle plus mais Solange surveille afin de garder sa place. Sur l’échiquier familial, vieillir implique des déplacements stratégiques qu’il importe d’effectuer car s’il faut savoir lâcher prise ; il ne faut pas pour autant s’infantiliser, au risque de perdre sa dignité ! Elle sait aussi que ses enfants lui donnent aujourd’hui ce qu’elle leur a donné hier. Et pour les remercier, elle accepte leurs attentions avec bonheur et gourmandise. Récemment sa petite-fille lui a cuisiné un poulet basquaise, « j’adore le poulet basquaise !» répète Solange. Quant à son arrière-petite-fille de trois ans, elle ne quitte pas des yeux la canne de Solange pour la lui donner si elle la cherche !

« Bien sûr que je suis heureuse », dit-elle avec une vigueur impériale, mais inutile de lui demander des recettes. Solange n’a ni leçons ni conseils à donner, « les enfants ont horreur de cela ». Elle préfère leur montrer ce qu’elle est : une femme capable de s’inventer et de s’ajuster à la vieillesse pour que celle-ci devienne une partie de plaisir. Ses enfants, elle les aime et ajoute avec amusement qu’elle a même « un chouchou », c’est son fils Renaud, le chanteur !

Solange n’est cependant ni sage ni philosophe, ce serait ennuyeux ! Elle ne l’a d’ailleurs jamais été. Par contre elle est prodigieusement intelligente et opportuniste, elle a compris qu’il ne fallait pas s’isoler pour éviter une  vieillesse insulaire à l’écart des plus jeunes. Car vieillir c’est grandir, s’agrandir, et ouvrir les portes en grand. Ne rien fermer. Ce qu’elle fait, sans s’occuper des mises en garde terroristes des médias ou des autres qui distillent la peur, invitant hommes et femmes de tous âges à élever des murs avec le monde extérieur.

Solange est cash, elle est heureuse mais elle a souffert du vieillissement de son corps, cette métamorphose de soi dans sa propre chair, « c’était l’horreur de ne plus pouvoir s’habiller comme autrefois, de ne plus mettre de soutien-gorge ». Ce corps qui vire, qui branle, s’effiloche, ce corps qui change de forme, de consistance et qui efface une part de notre identité. Alors vaudrait mieux ne plus faire l’autruche sous-entend Solange en pensant aux plus jeunes qui arrivent sur le terrain de jeux du vieillissement et qui s’accrochent parfois inutilement à des artifices de jeunesse.

Sans désarmer, Solange a construit  une autre Solange, elle s’est donné une nouvelle identité, un nouveau passeport avec de nouvelles formalités comme de créer un autre rapport au temps, vivre dans l’instant, un must auquel aspire tout un chacun.

La seule chose qu’elle a gardé intacte, c’est l’émotion. Solange a pleuré d’impuissance de n’avoir pu se rendre à la manif « je suis Charlie » ! Son corps le lui a refusé. Et puis il y a aussi la nuit, Solange n’aime pas se réveiller car le sommeil lui est parfois infidèle, à part cela, «  le reste n’est que plaisirs  à prendre » dit-elle, convaincue, en ouvrant un sac à main dans lequel elle garde une cigarette !

Fringante, malicieuse, élégante, obstinée, Solange n’est pas la petite mamie docile et angélique, elle a cependant  la chance d’avoir des anges gardiens que sont ses enfants et ses amis, son médecin, Jeanne. Elle a été aussi l’ange de son mari, sa « seule ange », comme il aimait l’appeler. Mais elle est surtout l’ange de sa propre vie. Et de sa vieillesse ! A nous de piocher dans ce flacon de vitamines pour se projeter comme elle sur ce parcours vital qu’est la vieillesse !

Joëlle Guillais

 

 

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